Intervention du Père Bernard Pitaud pss
Accompagnement spirituel Paris 7 mars 2020
L’accompagnement spirituel n’est pas de l’ordre d’un savoir
qu’on aurait assimilé et qu’il suffirait ensuite d’appliquer. Il est de l’ordre
du savoir-faire, donc de l’expérience, de l’ouvrage qu’on remet sans cesse sur
le métier car il n’est jamais parfait. On lui a souvent attribué comme
qualification cette expression de saint Grégoire le Grand : ars artium,
c’est l’art des arts, en oubliant que saint Grégoire ne parle pas à strictement
parler de l’accompagnement spirituel, mais de manière plus générale de ce qu’il
appelle : le gouvernement des âmes, en latin « regimen animarum ».
Le cardinal de Bérulle a repris cette expression dans un petit opuscule qu’il a
composé, intitulé : Mémorial de quelques points servant à la direction
des supérieurs, qu’on utilise souvent comme un guide pour l’accompagnement
spirituel. Et de fait, la manière dont il parle du gouvernement peut
s’appliquer sur bien des points à ce que nous appelons aujourd’hui
l’accompagnement, mais l’objet de la réflexion de Bérulle est plus large. Quoi
qu’il en soit, cette dénomination s’est peu à peu imposée au cours de
l’histoire et classe l’accompagnement parmi les arts ; l’accompagnateur
est considéré, je ne dirai pas forcément comme un artiste, mais au moins comme
un artisan, qui doit aider à façonner l’objet d’art que devient la personne
humaine entre les mains de Dieu. Car le véritable artiste ou artisan c’est Dieu
lui-même. La Bible emploie elle-même l’image du potier : Dieu façonne son
peuple pour que celui-ci devienne un beau vase qui lui rende honneur. Madeleine
Delbrêl qui était artiste, poète, décide, en 1928, de changer l’orientation de
sa vie. Elle explique cela dans un très long et beau poème intitulé La sainte
face du monde, où elle montre comment elle va passer de l’art au sens
classique du terme à l’art de la charité. Elle va d’une part se laisser
façonner, sculpter par Dieu pour que son visage humain, toute sa personne
rayonne de la charité de Dieu, et aussi pour qu’elle devienne elle-même artisan
pour les autres de ce façonnement.
En prenant les choses de cette manière, on s’aperçoit que
l’accompagnement spirituel a quelque chose à voir avec la beauté. Et de fait,
l’accompagnateur spirituel sera souvent appelé à admirer le travail de Dieu
dans une personne, à voir avec joie la charité envahir quelqu’un et le
transformer intérieurement et extérieurement. A condition bien entendu que
cette admiration soit fondée et qu’elle ne relève pas de cette complaisance
qu’on peut trouver parfois chez des gens chez lesquels la sensibilité va
prendre le pas sur la lucidité, et chez lesquels l’admiration peut devenir
naïveté.
Si nous continuons cette métaphore de l’artisan, nous voyons
tout de suite apparaître un autre point qui est le caractère jamais pleinement
achevé de l’accompagnement : la personne accompagnée n’est jamais
parfaite. Les artistes sont toujours insatisfaits de l’œuvre qu’ils ont
produite, les peintres reprennent sans cesse leurs tableaux, et celui qui
s’imagine être arrivé au sommet de la sainteté est sans doute rendu moins loin
qu’il ne l’imagine ; mais surtout l’artiste ou l’artisan lui-même est très
conscient de ses limites, de ses maladresses, de son manque de compréhension
profonde de l’autre. Comment ai-je pu ne pas percevoir la profondeur de ce
sentiment de détresse, de solitude ? Comment n’ai-je pas perçu le lien
entre ces deux événements dont on m’a parlé ?
Question d’oreille ! Aujourd’hui on dit que
l’accompagnement est d’abord une écoute, alors qu’autrefois on faisait
facilement d’une rencontre d’accompagnement une séance de questions-réponses.
En tout cas l’accompagnateur donnait des conseils. Du moins c’est ce que l’on
dit, pour mieux typer deux attitudes en effet assez opposées et mieux se
glorifier d’avoir enfin trouvé la juste posture. Il est assez facile de
caricaturer le passé pour mieux se persuader qu’on prend place dans la
modernité. C’est dans le même mouvement qu’on va dire que hier on dirigeait et
qu’aujourd’hui on accompagne. Mais bien des accompagnateurs d’aujourd’hui sont
très directifs et bien des directeurs d’autrefois étaient très écoutants. On
nous dit qu’au XVII° siècle, dans sa relation avec M. de Bretonvilliers son
futur successeur, M. Olier, le fondateur de Saint-Sulpice, « écoutait tout
et remarquait de grands effets de grâce dans cette âme ». Beaucoup de
grands spirituels de cette époque étaient d’abord attentifs à ce qu’ils percevaient
de l’action de Dieu dans la vie de ceux qu’ils appelaient leurs
« pénitents ». Ils avaient pour beaucoup d’entre eux été à l’école du
Père de Condren, successeur de Bérulle à la tête de l’Oratoire de France, un
homme qui écoutait beaucoup et qui parlait fort peu.
Tout ceci pour dire qu’il ne suffit pas d’affirmer que
l’accompagnement est une écoute pour écouter vraiment. Car nous savons bien
qu’il y a toujours, que nous le voulions ou non, du parasitage sur la ligne.
Celles et ceux d’entre vous qui sont affectés dans leur audition par des
acouphènes en savent quelque chose. Dans notre écoute il y a aussi des
parasites ; il y a surtout les filtres de notre propre expérience qui
n’est jamais complètement celle de l’autre que nous écoutons. Les grands
directeurs spirituels de l’histoire de l’Eglise insistent beaucoup sur le fait
que chaque personne humaine est unique. Et pour la rejoindre dans son
expérience, il faut se déplacer, quitte à entrer dans un univers où nous avons
moins de repères, où nous ne sommes pas très sûrs de nous. Et peut-être est-ce
mieux ainsi. Ne pas avoir trop de certitudes. Ne pas vouloir faire parcourir à
quelqu’un un chemin qui n’est pas le sien. En tout cas, on peut dire que celui
qui se croit un bon accompagnateur spirituel ne l’est déjà plus, si tant est
qu’il ne l’ait jamais été. Commencer un accompagnement est toujours une
nouvelle aventure. Il y a aussi, vous le savez bien, les auto-censures qui
interviennent inévitablement, des choses que nous n’avons pas suffisamment
assimilées dans notre propre histoire et sur lesquelles nous n’allons pas nous
arrêter quand quelqu’un d’autre nous en parle, parce que, inconsciemment c’est
un terrain sur lequel nous ne sommes pas très à l’aise. Nous avons aussi des
positions idéologiques qui provoquent nos réactions spontanées qui ne sont pas
toujours celles dont l’autre aurait besoin. Celui qui est un homme d’ordre et
qui a plutôt tendance à être soumis à l’autorité, risque de ne pas entendre le
besoin de confrontation qui s’exprime chez l’autre à telle ou telle période de
sa vie et qui sera pour lui ou elle une étape importante dans sa quête d’une
plus grande liberté. Celui qui est très sensible à l’injustice risque de réagir
trop vivement lorsqu’il se trouve en face d’un manque de justice dont est
victime la personne qu’il accompagne. Il ne va donc pas l’aider à trouver
l’attitude juste, celle qui lui est personnelle et qui, effectivement lui
convient. On pourrait continuer longtemps ainsi. On ne ferait que montrer avec
plus de détails que l’accompagnateur parfait, patenté, labellisé, n’existe pas.
C’est la même chose dans tous les « métiers » relationnels. Les
psychologues eux-mêmes le savent très bien ; le diplôme les qualifie aux
yeux de la société, il ne les qualifie pas absolument. C’est pourquoi ils
pratiquent la supervision.
Dans le cas de l’accompagnement spirituel, deux dimensions
entrent en jeu : le relationnel et le spirituel. Le relationnel :
pour devenir un meilleur accompagnateur, il faut quand même se connaître un
peu, avoir compris quelque chose de sa propre histoire, être conscient de ses
réactions spontanées et de leurs risques. Quand nous sommes dans une relation
d’accompagnement, nous ne sommes pas dans un débat d’idées. Ce sont deux
personnes qui se rencontrent. Ce qui doit d’abord compter pour nous, c’est que
l’autre accède à une liberté de plus en plus grande par rapport à ses propres
convictions. Cela suppose qu’il puisse les dire sans se sentir jugé ou contesté
immédiatement. C’est à cette seule condition qu’il pourra prendre de la
distance par rapport à ses convictions et, si besoin est, les remettre en
question ou au moins laisser de l’espace pour qu’une autre opinion puisse
s’exprimer. Ce que nous souhaitons d’abord, c’est la liberté de l’autre. Car le
respect de sa liberté est le seul moyen de lui permettre de donner toute sa
mesure, de déployer toutes ses possibilités. Le premier désir d’un
accompagnateur c’est donc que la personne qu’il accompagne puisse dire
« je », qu’elle prenne vraiment à son compte ses décisions, ses
actes, qu’elle ne soit pas le jouet de ses habitudes, de son entourage, de
l’opinion des autres. En même temps, parce qu’il s’agit d’accompagnement
spirituel, le désir de l’accompagnateur est de permettre à la personne
accompagnée de marcher vers la liberté évangélique, celle du Christ qui
accomplit sa vie en la donnant, celle que saint Paul identifie à la charité
dans la lettre aux Galates, au ch. 5. Il faudrait trop de temps pour développer
cette harmonie qui existe entre la liberté au sens commun du terme, celui d’une
personne qui prend pleinement en charge son existence et qui assume ses choix
et la liberté de l’évangile qui est ouverture à l’autre jusqu’au don de soi
selon le Christ. Mais ce que je voudrais surtout souligner, après avoir parlé
d’art et d’oreille ouverte, c’est que l’écoute n’est pas neutre, elle ne va pas
sans désir. L’accompagnateur est habité par un désir, justement celui de la
liberté de l’autre et celui de l’aider à accomplir pleinement sa vie dans le
Christ. Et le désir de l’accompagnateur va aider la personne accompagnée à
croire qu’elle peut accomplir sa vie, qu’elle peut aller au-delà de ce qu’elle
est aujourd’hui sans que ce soit pour elle une contrainte mais au contraire un
espace de libération. Ce désir ne va jamais se manifester directement : je
veux cela pour vous ; mais il va s’exprimer à travers un encouragement, à
travers l’ouverture d’une petite porte dans ce qu’on croyait un mur lisse, à
travers la perception d’une petite lumière dans le tunnel qu’on croyait
totalement obscur. Certes tout n’est pas possible ; il faut être réaliste.
Mais à l’intérieur du possible, le progrès est toujours possible.
L’accompagnateur est quelqu’un qui croit en même temps au travail de Dieu dans
l’autre et à la possibilité de l’autre de consentir au travail de Dieu. Tout
l’art consiste à ce que cette foi s’exerce dans le plus grand respect de la
liberté.
Mais cette foi est importante pour soutenir le dynamisme de
la personne accompagnée. Car celle-ci a aussi bien sûr un désir. Cela va de soi
puisqu’elle demande un accompagnement. C’est donc bien qu’elle veut quelque
chose. Mais justement que veut-elle ? L’Église n’a jamais rendu
obligatoire l’accompagnement spirituel, sauf pour les futurs prêtres et
religieux, parce qu’elle estime que le rôle qu’ils jouent dans l’Église est
trop important pour que le discernement des vocations ne soit pas fait dans les
conditions les meilleures possible. Mais pour les autres chrétiens, l’Église
n’a jamais urgé ce moyen dont le but est d’aider à marcher vers la sainteté. Et
la sainteté est le but de toute existence chrétienne. Être un saint, non pas un
saint béatifié ou canonisé, mais un saint, c’est-à-dire quelqu’un qui est
sanctifié par la grâce de Dieu et qui cherche à ce que rien dans sa vie
n’échappe à cette grâce, autant qu’il est possible. Et pour cela, on se fait
aider par l’accompagnement qui est traditionnel dans l’Église mais qui a pris
des formes diverses au cours de l’histoire. Il y a donc là deux désirs qui se
rencontrent et dont l’un soutient l’autre.
Si c’était vraiment le cas à chaque fois qu’il y a accompagnement,
on peut dire que les choses seraient plus simples. Mais le désir de la personne
accompagnée est-il toujours aussi net et clair que ce que je viens d’exprimer ?
L’expérience montre que non. Il y a des personnes qui viennent vous voir parce
qu’on leur a dit qu’elles feraient bien de se faire accompagner. Mais elles
n’ont pas forcément pris à leur compte cette suggestion. Il y a des personnes
qui viennent vous voir parce qu’elles ont un problème et qu’elles cherchent à y
voir plus clair et à trouver une solution qui soit vraiment chrétienne. C’est
peut-être le cas le plus fréquent. Mais quand le problème est dépassé, quand on
l’a sinon réglé, du moins appris à le vivre, la question de l’accompagnement se
repose. Il est possible que la personne ait perçu, à travers la question
immédiate à laquelle elle souhaite légitimement répondre, des enjeux plus
profonds : par exemple, l’intérêt d’accéder à une intériorité plus grande
dont le cœur est la présence de Dieu et la présence à Dieu ; la place du
rapport à Dieu dans la vie quotidienne peut alors s’amplifier et devenir comme
un milieu dans lequel on va vivre simplement ; ou encore la découverte des
mouvements intérieurs qui permettent de repérer l’action de l’Esprit-Saint, et
qui montrent que le discernement spirituel peut se réaliser non pas seulement
dans les moments de la vie qui sont plus difficiles ou plus tourmentés mais
aussi dans le quotidien de l’existence, pour aider à des choix meilleurs. Et
cela peut prendre d’autres formes. Autrement dit, le travail sur soi opéré dans
la foi pour résoudre un problème sérieux qui se pose dans une existence humaine
peut devenir un lieu de révélation. On va comprendre que ce qui apparaît
d’abord comme un problème à résoudre interroge profondément sur la relation à Dieu
et aux autres. C’est là évidemment que le rôle de l’accompagnateur est majeur
pour faire percevoir que les vraies solutions se situent au niveau de la
manière de vivre la relation à Dieu et aux autres et non pas au niveau des
conseils à recevoir pour faire ou ne pas faire certaines choses. Dans ce
problème qui vous préoccupe, qu’est-ce qui est vraiment en jeu pour vous-même
dans votre relation à ceux qui vous entourent et pour votre foi ?
Certaines personnes vont découvrir alors qu’au-delà de ce problème précis à
résoudre ou au moins à apprendre à situer, il y a tout un chemin qui s’ouvre et
qui ne fait que commencer. D’autres en resteront là. C’est ainsi. Cela ne doit
pas décevoir l’accompagnateur. Ce n’est peut-être pas le moment pour la
personne. Encore une fois, l’accompagnement n’a rien d’obligatoire. Dans
l’histoire de l’Eglise, il a toujours existé sous une forme ou sous une autre.
Mais dans les premiers siècles et jusqu’au Moyen-Âge, il a surtout touché les
milieux monastiques, dont la démarche vers la sainteté apparaissait comme plus
évidente. On peut d’ailleurs aujourd’hui se servir avantageusement des conseils
de ces moines et moniales qui avaient une connaissance très approfondie, et
malgré parfois les apparences, très incarnée, de l’âme humaine. C’est surtout à
partir de la Renaissance, quand il est apparu clairement (car on ne le niait
pas jusque-là, mais on avait du mal à s’en persuader), que la sainteté n’était
pas réservée aux moines, mais que les laïcs, quelle que soit leur situation,
pouvaient aussi bien y accéder, que l’accompagnement (on a appelé cela plus
tard la direction) est devenu, disons, chose plus commune. Un premier pas très
important en ce sens a été fait par Ignace de Loyola dont les Exercices
spirituels ne sont pas réservés, même à son époque, aux religieux et aux
prêtres. Et les Exercices impliquent une manière de direction spirituelle,
comme on dit. Ensuite, au tournant des XVI° et XVII° siècles, St François de
Sales sera reconnu comme un grand directeur spirituel, un des plus grands de
l’histoire de la spiritualité, en tout cas l’un des plus connus. Et à sa suite,
tout le XVII° siècle sera le grand siècle de la direction spirituelle. Mais
vous pouvez le constater : c’est à l’époque même où les rapports de
l’individu et de la société se transforment au bénéfice de l’individu que la
direction spirituelle prend une place plus importante. Tout le monde, peut
accéder à la sainteté, mais de plus, chacun peut y accéder d’une manière
personnelle et unique qui est la sienne propre. Et tous les grands directeurs
spirituels du XVII° siècle, Condren, Olier, Nicolas Barré, Gaston de Renty, et
combien d’autres, insistent sur le fait que chacun est unique et que son chemin
lui est propre et qu’on ne peut pas proposer le même itinéraire à tout le
monde. Jean-Jacques Olier déclare que le directeur doit être comme un caméléon,
ce qui ne veut pas dire qu’il cesserait d’être lui-même, mais qu’il doit
s’adapter à chacun de ceux qui viennent lui parler, comprendre chacun dans ce
qu’il est, dans sa configuration personnelle, affective, intellectuelle,
familiale, professionnelle, dans son histoire aussi, toujours si complexe et si
influente sur les adultes que nous croyons être.
L’accompagnement ne peut donc pas se réduire à une série de
conseils plus ou moins stéréotypés, même si nous les distribuons de manière
adaptée. Tout simplement parce que le travail de l’Esprit-Saint se fait d’abord
en l’autre ; et notre travail à nous, c’est de rendre l’autre attentif à
ce travail, de l’aider à découvrir que cette parole de l’Ecriture à laquelle il
est plus sensible, que ce mouvement intérieur qu’il ressent depuis quelque
temps, que cet événement, cette rencontre qui l’a profondément marqué, attristé
ou réjoui, sont peut-être des appels que Dieu lui adresse pour transformer sa
vie, pour la rendre plus ouverte à la rencontre de Dieu lui-même et des autres.
La clef de son évolution spirituelle, elle est d’abord en l’autre. Ce n’est pas
nous qui allons lui ouvrir la porte, c’est lui qui va l’ouvrir avec notre aide.
C’est lui qui va découvrir les obstacles qui sont en lui et qui va trouver le
moyen d’user les résistances qui font obstacle à l’action de l’Esprit-Saint et
à cette ouverture indéfinie qu’il veut laisser se déployer en nous au service
de nos frères et de nos sœurs et d’abord à Dieu lui-même.
C’est justement pour cette raison que l’accompagnement se
situe sur le registre de l’écoute parce que nous ne sommes pas des devins. Il y
a des gens qui nous prennent pour des devins, comme si nous comprenions mieux
que l’autre ce qui se passe en lui. Croire cela, ce serait s’imaginer être
tout-puissant. De toute façon, les faits nous obligent vite à être plus
humbles. Car l’évolution d’une personne prend souvent des chemins auxquels nous
n’avions pas pensé. Permettre à quelqu’un de parler, lui offrir le moins
d’obstacles possible à la venue au jour de sa parole, lui offrir cette
confiance nécessaire à l’ouverture du cœur, lui donner la certitude qu’il ne
sera pas jugé et qu’il pourra aller jusqu’au bout de sa parole, c’est lui
permettre de venir au monde une nouvelle fois, de s’engendrer lui-même et en
même temps de se laisser engendrer par la parole de Dieu.
Car il ne faut jamais oublier, et là nous ouvrons encore une
nouvelle dimension, que si nous travaillons dans la foi, la parole humaine doit
être mise sous la Parole divine. Le rôle de l’accompagnateur est, sur ce plan
encore, fondamental, pour suggérer un passage de l’Ecriture ou mieux encore
poser la question : est-ce que ce que vous êtes en train de dire ne vous
rappelle pas un passage d’Evangile ? Mais c’est aussi une nouvelle
exigence, car il faut écouter non seulement ce que la personne nous dit mais en
même temps écouter l’Esprit-Saint qui traverse cette vie et qui fait dire la
Parole ajustée. Que serait un accompagnateur qui chaque jour ne relirait pas sa
propre vie à la lumière de la Parole et qui ne serait pas imprégné par cette
Parole ? C’est ainsi que nous apprenons apprend à « tricoter » notre
vie avec la Parole de Dieu et à faire de notre existence une histoire sainte où l’Evangile s’écrit de nouveau aujourd’hui, avec nos mots.
C’est en accompagnant cet itinéraire que l’accompagnateur
apprend la patience et aide celles et ceux qu’il accompagne à l’apprendre de
leur côté. Nous faisons alors l’expérience que l’approche de la sainteté est
une course de longue haleine qui ne sera jamais terminée et que le Seigneur
devra achever lui-même au moment de notre mort, pour combler l’écart qui
existera entre notre désir et ce que nous serons devenus en réalité. Nous
devons, chacun d’entre nous, être patient avec nous-mêmes, ne pas nous
décourager. Dans notre travail spirituel, nous faisons des pas en avant et
parfois nous avons l’impression de régresser, de stagner. Pour les personnes
que nous accompagnons, c’est la même chose. L’impatience est très mauvaise
conseillère. Il faut accepter de traverser pas seulement nos propres périodes
nocturnes ou désertiques, mais celles des personnes que nous accompagnons. Il
faut discrètement encourager, souligner les découvertes et les progrès
accomplis, ne jamais laisser croire à l’autre qu’il n’y arrivera jamais, donner
confiance, et toujours croire que la grâce peut changer quelqu’un à condition
qu’on en prenne les moyens. Ecouter ne suffit donc pas. Il faut parler un peu
aussi, mais quand on parle, il faut le faire tout en écoutant.
Je voudrais terminer en soulignant la dimension ecclésiale
de l’accompagnement. Celui-ci n’est pas un en-soi. Quand on cherche à s’unir
davantage à Dieu et aux autres, on fait appel aux différents moyens que nous
offre l’Eglise. L’accompagnement est un de ces moyens mais il est vécu en
synergie avec les autres moyens dont certains sont plus fondamentaux, comme le
rapport à la Parole ou le rapport aux sacrements. Un accompagnateur doit être
attentif à la pratique sacramentelle des personnes qu’il accompagne. La vie
spirituelle forme un tout et les moyens que l’Eglise nous propose pour
progresser doivent être vécus en relation les uns avec les autres. D’autre
part, un des buts de l’accompagnement, c’est de permettre à chacun de trouver
sa place dans la mission de l’Eglise et de développer ses talents au service de
cette mission. L’accompagnement est une relation très personnelle, mais qui se
trouve au carrefour de multiples relations qui constituent la vie d’une
personne en tant qu’elle est membre de l’Eglise et donc appelée à participer à
la mission de celle-ci. Enfin, l’accompagnement doit permettre à chacun de
s’ouvrir aux autres et en particulier à ses frères chrétiens pour constituer
avec eux le corps ecclésial dans la mission duquel il s’engage. Nous ne sommes
pas des individus juxtaposés, mais des membres d’un corps. Il faut que notre
vie et notre mission se ressentent de cette appartenance. Il est impossible ici
de développer cela davantage. Mais cela demanderait tout un exposé, comme
chacun des points que j’ai évoqués.
En conclusion, je citerai Nathalie Nothomb dans son dernier
roman : Soif, que vous avez peut-être lu. Elle fait parler Jésus
sur son père adoptif Joseph : « il écoutait si fort qu’on croyait
entendre sa réponse ». Cela peut apparaître comme un idéal. Il faut parler
cependant, nous l’avons dit ; car on ne peut pas laisser l’autre avec
seulement sa propre parole. Et celui que Maurice Zundel appelle « le géant
du silence » devait bien parler de temps en temps. A la belle figure de
Joseph, je préférerai celle de Jean-Baptiste qui me semble plus stimulante pour
les accompagnateurs. Il est l’ami de l’époux qui se réjouit à la voix de
l’époux. L’ami de l’époux se réjouit de voir son ami rencontrer son épouse.
S’il a pu aider un peu à cette rencontre, il est heureux et en paix. Mais il
s’efface, il se retire, il laisse la rencontre s’effectuer en dehors de lui.
C’est sa joie et nul ne saurait la lui ravir.